Quiconque veut tenter de parcourir le chemin de pensée de Karl-Otto Apel – son « Denkweg » – se trouve d'emblée confronté à des difficultés liées à l'accès même aux textes à cause non seulement des traductions en français, encore insuffisantes, ou de l'absence de certains textes, mais surtout à cause de la forme même de ses textes. C'est, en effet, par des articles, essais, reproductions de conférences, introductions à des traductions que la pensée d'Apel s’exprime et se donne à lire. Ses ouvrages majeurs ne sont eux-mêmes, généralement, que des Collected Papers regroupant des textes déjà parus antérieurement .
Consciente de toutes ces difficultés d’accès, Martine Le Corre-Chantecaille guide le lecteur dans le présent ouvrage à travers la pensée du philosophe allemand et réussit à retracer les étapes, de la genèse au développement, de la construction de la « pragmatique transcendantale ».
Elle parvient, entre autres, à montrer comment, inlassablement, Apel reconstruit, compare, confronte, critique, s’efforçant de penser « avec et contre » les autres membres de la communauté philosophique (Heidegger, Kant, Gadamer, Peirce) et non « sans » eux, mettant ainsi en évidence le choix d’une pratique philosophique « alter-référentielle » qui fournit un fil conducteur permettant de dégager les apports conceptuels ayant contribué à la constitution et au développement de la pragmatique transcendantale. Mais au-delà de l’étude du contenu plus systématique de sa pensée qui apparaît et se développe à partir des années 70, l’ouvrage se propose également, de mettre en évidence et de réfléchir à la pratique intersubjective qu’Apel n’a jamais abandonnée.
L’auteur montre que, au-delà de la volonté de mettre en évidence l’existence d’une communauté de communication des philosophes, comme solution contre toute anticipation solipsiste de la vérité définitive, ce qu’Apel veut relever est que « penser avec et contre », c’est refuser que le choix de la violence – celui du penser sans les autres –, puisse se présenter comme valant autant que le choix de la raison, choix d’un penser avec (même quand il prend la forme d’un penser contre qui se veut alors pratique autocritique de la raison).