Lire, vivre où mènent les mots », écrivait Paul Valéry. Comment lire ce livre de François Jullien ? Et où mène-t-il ? Quelle forme donner à une recension qui puisse fidèlement rendre compte de sa lecture ? Dans la mesure où il constitue notamment une forme de rencontre avec une pensée extérieure à la nôtre – pour dire vite, « la » pensée chinoise –, on en éprouve un heureux dépaysement. Pour autant, nulle fascination facile mais bien l'épreuve d’un dialogue fécond et rigoureux entre la Chine et la philosophie occidentale en tant qu’elle hérite largement des Grecs. Et le dialogue paraît fécond dans les deux directions. Pour le dire à la façon de Confucius, la réflexion chinoise et la philosophie occidentale sont deux « milieux », et il est sage de savoir passer de l’un à l’autre pour en faire pleinement l’expérience. À prendre au sérieux la pensée de François Jullien, peut-être alors vaudrait-il mieux dire que lire, c’est vivre dans l’allusif des mots.
L’ouvrage dispose sous la forme de textes de longueurs relativement variables diverses publications de François Jullien. Leur rapprochement fait ainsi apparaître une certaine continuité dans ses préoccupations philosophiques, un parcours. En ce sens, il constitue une excellente introduction à la pensée et à la méthode de l’auteur.
J’ai pris le parti de suivre ces textes sans les souligner comme à mon habitude, en renonçant à prendre des notes au fur et à mesure, acceptant ainsi de suivre l’invitation de l’auteur à être présent à l’expérience, et en particulier à l’expérience de sa lecture, c’est-à-dire en ne faisant ni comme le touriste prenant des photos qui le dispensent d’éprouver en présence le paysage, ni comme l’auditeur d’une conférence enregistrant sur bande magnétique qui le dispense d’être présent à ce qui se dit (texte « Vivre au présent », p. 151 sqq.). Ce parti pris s’appuie sur un développement de l’ouvrage autour de l’idée de présence et de disponibilité à l’expérience que François Jullien reprend à la fois de conceptions proprement chinoises et de fragments d’Héraclite. Ma lecture et ma recension se sont appuyées aussi sur une seconde piste, celle du « non-agir » chinois (wu wei) que Jullien explique et sauve de la caricature occidentale. « Ne rien faire en sorte que rien ne soit pas fait » (wu wei er wu bu wei) : laisser s’opérer une certaine maturation naturelle des choses (qu’il nomme « transformation silencieuse »), ne pas brusquer les processus spontanés et discrets, sans pour autant se complaire dans l’oisiveté. Sans doute, cela exige-t-il de s’inscrire dans une temporalité de l’action qui nous est étrang(èr)e. En un sens, si cette tentative présente quelque chose d’artificiel, c’est que « tout le monde n’a pas le bonheur de parler chinois dans sa langue » comme l’écrivait Lacan.
Les textes mettent au travail un certain nombre de questionnements d’ordre épistémologique, ontologique, linguistique, culturel, artistique (les derniers textes du livre portent sur le travail d’Ai Weiwei) ou encore politique et stratégique. L’originalité de la pensée de François Jullien tient ainsi à son ancrage dans un dialogue entre la culture « occidentale » (et ce que son antiquité grecque a produit sous le terme de « philosophie ») et la Chine (et ce que nous y repérons d’une « sagesse » trop vite obscurcie par le qualificatif d’« orientale »), dialogue entre le philosophe (grec) et le sage (chinois), pourrions-nous dire. Extrêmement nuancées et rigoureuses, ses réflexions évitent les périls d’un tel dialogue : celui, par exemple, qui enfermerait la Chine dans une altérité de principe, plutôt que de lui reconnaître plus prudemment une extériorité au monde européen et à son histoire sans pour autant exclure qu’il y ait du commun. Ou encore, le péril qui reviendrait à renoncer à ce qui fait le tranchant efficace de la philosophie, son maniement du concept. Sa méthodologie, si nous la comprenons bien, consiste alors à tirer conséquence et profit des spécificités des modes de penser propres aux grandes aires culturelles, en les mettant en regard, en les faisant se prendre pour objet l’une l’autre, en « décatégorisant et recatégorisant » (p. 17), en faisant l’épreuve d’un intraduisible – et c’est éviter la violence d’une démarche qui s’appliquerait à traduire en ses termes la pensée de l’autre : « laiss[er] entendre ce qui, de l’autre langue, résiste à cette assimilation au sein de la langue d’arrivée » (p. 71). Au final, François Jullien demeure évidemment un philosophe, mais un philosophe éclairé par la figure culturelle du sage chinois.
Puisqu’il n’y a pas de lieu métaculturel depuis lequel on pourrait observer le dialogue ou la rencontre interculturels la démarche exige donc de faire honneur à l’inassimilable de l’écart entre les différents régimes de pensées. La Chine s’offre ainsi moins comme pure différence – ce qui n’est pas seulement réducteur, mais faux dans la mesure où l’on passerait à côté de ce qui est néanmoins commun – que comme extériorité au monde européen, au monde dit « occidental ».
6Le gain de savoir offert par ces pages est notable : s’y renouvellent entre autres les questionnements autour de l’universel, de l’idéal, du concept, etc., qui permettent de réinterroger à nouveaux frais des problèmes tels que ceux que posent les Droits de l’homme ou encore l’évènement (historique, politique, culturel, etc.), le changement (des situations ou des dispositions), etc. La confrontation qui n’est pas sans évoquer par certains aspects la démarche de Marcel Détienne – fait mieux apparaître l’enracinement culturel de ce que l’on risque toujours de tenir pour allant de soi, voire pour universel (la politique, la religion, mais aussi bien l’épopée, la philosophie, etc.).
7On retiendra avec intérêt un axe de réflexion autour de l’absence de temps grammaticaux dans la langue chinoise et de ce que cela implique quant à la conception du temps ou de l’action que l’on peut se faire en Chine. Une spécificité de la civilisation chinoise est mise en avant : elle serait la seule des grandes civilisations à ne pas connaître le genre de l’épopée, c’est-à-dire la pratique narrative consistant à raconter le parcours fortement balisé du héros mythique transformant activement le monde dans lequel il évolue. L’auteur, sinologue et helléniste, aurait sans doute pu explorer davantage cette spécificité et permettre un certain éclairage par la Chine (comme l’on dirait par la bande, ou selon son expression « penser avec la Chine ») sur les épopées indo-européennes et sémitiques. En effet, le grec ancien par exemple est pourvu d’un temps grammatical, l’aoriste, propre à énoncer l’action de l’épopée et du mythe. Or, ce temps grammatical, dans les usages que les Grecs pouvaient en faire permettait d’exprimer une action passée aussi bien que future. De plus, la conception grecque du temps, de l’enchainement des évènements, de la maturation et du vieillissement permettaient la curieuse interrogation d’un Aristote se demandant s’il vivait avant ou après la guerre de Troie. Pourrions-nous avancer alors que le chinois serait une langue purement aoristique, c’est-à-dire ne connaissant pas le découpage de nos temps (passé, présent, futur) et pour qui vaudrait cette remarque de Maldiney à propos du récit mythique : « [sa] diachronie n’est pas chronothétique (séparatrice d’époques) mais essentiellement aspectuelle » ? La question s’adresse aux sinologues.
Que serait au juste un compte rendu de L’archipel des idées de François Jullien ? S’il s’agit d’une photographie du texte, d’une miniature, d’une traduction, d’une métaphore, alors notre lecture ne s’est pas laissée affectée, transformée par ce que l’ouvrage tente de cerner – notamment, l’idée de transformation. Au fond, est-ce vraiment la recension de l’ouvrage que nous visons ? Ou bien plutôt rendre compte de l’expérience de sa lecture qui, silencieusement, modifie le lecteur jusqu’à sa façon de rendre compte ? Or, énoncer l’expérience n’est pas sans rapport avec l’objet de l’expérience : ce dernier se tient en creux dans le discours. À mobiliser des interrogations que l’auteur a formulées ailleurs (dans Cinq concepts proposés à la psychanalyse), il serait possible de rapprocher l’expérience de la lecture féconde (c’est-à-dire accompagnant une transformation), avec l’expérience de la cure psychanalytique (changeant le(s) sujet(s) en présence), dans la mesure où il s’agit dans les deux situations de faire une rencontre avec un discours – où la pratique du compte rendu prendrait peut-être le nom de « passe », dans certains cercles lacaniens.